Soirée au saxo

Maison à la campagne

C'était le soir de la présentation des amis. Ils ne sont jamais venus. Après un long arpentage des rues glaciales, nous arrivons dans le troquet. Bonsoir tout le monde. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Dans quatre heures, il n'en paraîtra plus rien.


- Eh non, ce n'est pas lui, dit-il en riant, ravi d'avoir été pris pour la vedette à qui il croit ressembler.

Qui sont ces prolétaires hantés par la promesse de la gloire et qui, sortis dans un bar quelconque, imaginent probable de croiser la route d'une célébrité ? Leur esprit semble tendu à cette seule fin. Je prends une bière mais il commande une limonade : la soirée ne sera vraiment pas bonne. Les serveurs s'emmerdent-ils ? Je sens un lien s'établir entre eux et moi. Ils sont hostiles, je le sais. Pour la deuxième tournée, je connais la combine. Je demande une ginger beer, qui n'a de bière que le nom. Avec le temps, même les bonnes choses finissent par ne l'être plus tant. Le serveur me tend une cannette en aluminium. Je pense à l'opérateur de production de Constellium. J'en avais été chamboulée jusqu'aux os. Je porte la cannette à mes lèvres mais il m'arrête.

- Prends un verre, c'est dégueulasse.

Je regarde la cannette : c'est sale. Je regarde le verre : c'est propre.

Il faut s'imaginer. Les cannettes sont entreposées dans des hangars. Des rats y vivent. Ils sortent roder sur les tas de cannettes, les escaladent comme des châteaux de sable, y pissent allègrement, puis redescendent en plaine. La pisse stagne sur le dessus des cannettes. Les jours passent, la pisse s'évapore, elle coule même, et les cannettes sont soulevées, retournées, manipulées, aimées d'un entrepôt à un autre. La pisse disparaît d'heure en heure. Les cannettes semblent alors avoir retrouvé leur virginité originelle : le métal reflète la lumière comme au premier jour. Ne vous y fiez pas : les germes n'ont pas disparu. Au contraire, l'urine s'étant évaporée, les germes se sont accrochés plus que jamais au métal, ils l'ont infiltré, ils se sont multipliés, ils sont devenus redoutables, milliards de petits germes en forme de gouttes de pisse et avec des gueules de rats.

Sale ? Cet argument est-il censé me rebuter ? Bien au contraire. La cannette m'apparaissait désormais comme une surface aux points d'intérêts proliférants, infusée d'escherichia coli asséchés, rabougris comme ces petites poires que nous récoltions en plein été et que nous oubliions sur le rebord d'une fenêtre pendant des semaines. Leur peau était alors celle du serpent.

Visions phalliques


La chanson commença. Lécher la cannette pourrait me sauver. Avaler les germes. Communier avec la substantifique moelle de la pisse des rats. Où étaient passées les souris ? Les souris sont de petites fées. Il ne serait pas question de les évoquer pour faire peser la menace d'une intoxication digestive. Le nom « rat » est masculin, le nom « souris » est féminin, vous comprenez. J'emmerde les souris.

- Je crois que la chanteuse me regarde, dit-il.

J'étouffais au milieu des têtes dodelinantes qui m'entouraient. Tant de crânes remplis de tant d'yeux. Je regardais la chanteuse, et pourtant, cela ne voulait rien dire. Je ne le regardais pas car, s'il était vraiment regardé par la chanteuse, alors, il ne fallait pas multiplier indécemment le nombre de regards focalisés sur un même point. La chose regardée pourrait imploser après une lente liquéfaction des éléments solides internes. Il se créerait alors une dépression qui entraînerait l'ensemble des chairs en un mouvement centrifuge. Je voulais passer ma langue à l'intérieur de la languette de la canette, en lécher les rebords tranchants, sectionner une papille gustative, une filiforme, peut-être.

J'ai failli rater la cible en faisant la bise à Alice. Je ne savais plus s'il fallait d'abord tourner la tête à gauche ou à droite. J'aurais pu embrasser le voisin, c'est-à-dire celui qui était à la place du mauvais côté, par inadvertance. J'ai oublié de me présenter. C'est-à-dire qu'elle a dit « Alice » tandis que je me demandais : rats ou souris ? De toute façon, je ne la reverrai plus jamais, alors, les efforts, pour quoi faire ? Les rats, évidemment. Une femme avec des dreads parlait de son épuisement professionnel. Il était allé signer un autographe à la table des jeunes filles boutonneuses. Le monde des rats avait disparu. 

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